CHAPITRE X

Plus que l’ivresse, c’était le vertige. Un vertige de joie, une exaltation qui porte l’âme au summum de l’euphorie.

Certitude de la survie des autres membres de l’équipage, peut-être aussi dynamisation des sentiments par les effets de l’oradium qui commençaient à se manifester, Koonti éprouvait des sensations délirantes.

Il tremblait de bonheur après les longues heures d’angoisse où il avait pu se croire voué à une fin solitaire, dans un abîme de désespérance.

Cependant, le sourcier était un homme raisonnable et il ne perdait absolument pas le sens des réalités. Il se reprit très vite, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées, luttant contre ce vertige qui pouvait se révéler nocif en l’égarant mentalement.

Il revint à lui, en lui. Et il domina sa fébrilité enthousiaste pour prêter l’oreille, pour tenter de discerner la réalité des voix qu’il avait perçues.

Au bout d’un moment, Koonti en eut la certitude. Non seulement il entendait nettement, mais aussi il recevait secrètement en lui des ondes douloureuses.

On ne manifestait pas de satisfaction, on ne parlait pas posément, on ne célébrait aucune situation heureuse. On se plaignait. On souffrait.

Et Koonti pensa même qu’il s’agissait de voix féminines.

Tout de suite, il évoqua Fathia et Lynn-aux-yeux-violets. Ses deux camarades en croisière spatiale, ces créatures de charme qui avaient parfois – mais si fugacement – accepté ses étreintes.

Il les appela, il cria, et il constata que sa propre voix se répercutait à l’infini. Un écho. Dix échos. Cent et mille et un échos faisaient vibrer le dédale où il s’était enfoncé. Il se disait qu’il lui serait très difficile de s’orienter dans cet obscur, et qu’il serait seulement aidé si les deux jeunes femmes se manifestaient vocalement à leur tour.

L’avaient-elles entendu ? Le contraire eût été douteux. Certes, il ne se dissimulait pas que, sous terre, dans un labyrinthe de galeries et de grottes, le son démultiplié peut aller très loin faire vibrer diverses couches atmosphériques (et il y avait maintenant de l’air jusque sous le sol lunaire) mais aussi se perdre dans certains angles morts.

Koonti sentit qu’il y avait urgence à rejoindre Lynn et Fathia. Car il ne lui vint pas une seconde à l’idée qu’il puisse s’agir d’autres personnes que les deux courageuses cosmonautes.

Il savait bien que sa petite lampe était dérisoire pour percer les ténèbres souveraines dans lesquelles il se trouvait engagé. Aussi utilisa-t-il spontanément ses facultés naturelles. Il se concentra, serrant les paupières, se fiant désormais à son sens de la recherche ondionique, sans se dissimuler que sa main meurtrie et imprégnée d’oradium, fût-ce par quelques parcelles seulement, lui serait d’une aide appréciable.

Alors il avança, aveugle et clairvoyant, égaré et lucide, écrasé d’obscurité et prodigieusement sensitif. Il marchait. Il progressait avec une certaine lenteur, mais non sans sécurité. Il pouvait se comparer à une chauve-souris qui ne se base ni sur la vue ni sur rien d’autre que son pauvre radar. Et c’était sans doute bien cela qui maintenait Koonti dans le sens de la bonne direction. Sa main était une véritable antenne, non seulement émettrice mais réceptrice et il « savait » qu’il y avait une paroi devant lui, il « percevait » pour l’éviter le trou sans fond qui allait s’ouvrir sous ses pas, il « connaissait » l’anfractuosité ouverte dans la masse rocheuse et qui lui permettrait de passer dans un autre domaine du dédale, il « découvrait » le tunnel qui lui favoriserait la lancée vers celles qu’il voulait rejoindre et sauver à tout prix.

Parfois, il appelait encore et la Lune, en son sein, répétait à l’envi les cris, les paroles hurlées qui jaillissaient de la gorge du Terrien. La planète à présent lui semblait vraiment bien disposée à son égard. Il communiait mystérieusement avec elle. Il connaissait une curieuse jouissance à collaborer avec ce monde pratiquement inconnu, ce sublunaire jusque-là en grande partie négligé par les pionniers et pratiquement vierge de pénétration humaine.

Il appelait. Il jetait dans ces obscurités dominatrices les noms de Fathia et de Lynn. Et la Lune l’aidait dans sa recherche, criant elle aussi en vibrations réitérées, magnifiées, jouant d’étranges modulations selon l’étendue et la profondeur des gouffres où passaient les harmoniques, les syllabes composant les noms des deux jeunes femmes.

Cela formait une symphonie fantastique, un choral inouï qui se voulait l’espérance et l’apaisement pour elles deux, puisque quand il les entendait, elles lui semblaient malheureuses.

Si bien que le noir qui pesait sur lui devenait lumineux pour cet homme qui fermait les yeux, qui ne les eût ouvert qu’inutilement puisqu’il était dans le creux d’un astre de type minéral, mais qui percevait des clartés inconnues par ses sens exacerbés, sublimés grâce à la complicité lunaire.

— Oui est là ?…… Je suis Lynn… Lynn-aux-yeux-violets…

Un instant encore et Koonti, frémissant, « sentit » à quelques pas de lui le corps de son amie.

— Lynn…

— Oui êtes-vous ?

— Koonti !…

— Oh ! gémit-elle, autant avec douleur qu’avec une sorte de joie.

Il n’était pas encore près d’elle qu’il croyait étreindre et caresser les formes féminines. Plus que jamais Koonti savourait l’étrange plaisir que lui conférait l’union intime de son corps avec le minerai irradiant dont la pénétration s’affirmait mystérieusement.

Il était sourcier et maintenant plus que sourcier. En dépit de sa provisoire cécité, il pouvait reconnaître cette grande fille aux seins hauts plantés, aux hanches solides, épanouie dans sa splendeur, même si la cruelle traversée avait quelque peu offensé sa beauté. Koonti eût été capable, il en avait la conviction, de décrire toute autre personne que Lynn-aux-yeux-violets, par le fait que son assimilation à la gent chauve-souris, ainsi qu’il l’avait déterminé lui-même, lui permettait d’identifier formes, masses, lignes et ce en dépit des ténèbres.

Il ressentit tout cela très vite car déjà ils étaient près l’un de l’autre et s’étreignaient mutuellement. Tout de suite, elle éclata en sanglots :

— Oh !… Koonti… Koonti… Tu es là ! Tu es vivant !… J’avais si peur…

— Calme-toi, mon petit… Et… et les autres ?

— Ah ! c’est atroce… Viens !…

Elle l’entraîna.

Ils parcoururent sous terre une assez courte distance. D’une voix entrecoupée, angoissée, Lynn expliquait ce qu’elle avait vécu. Après le séisme, elle s’était éveillée, tout comme lui, mais totalement sous le sol lunaire. Cependant l’obscurité n’était pas absolue, la voûte cavernicole qui s’était formée au-dessus des engloutis étant fissurée par endroits, ce qui laissait filtrer cette lumière toujours aussi sinistre qui était celle de la nuit solaire.

Ce qui avait permis à Lynn de mesurer le désastre.

Elle avait pu croire que la zone où ils avaient mis le pied pour investir l’épave du Sygnos s’était enfoncée d’un seul bloc, peut-être à très grande profondeur, le terrain s’étant totalement ouvert pour que le piton rocheux s’y abîmât de toute sa masse.

Et dans cette vague et lugubre clarté, la jeune femme avait constaté qu’elle était sans doute la seule indemne, ou presque, à quelques contusions et ecchymoses près. Horrifiée, elle avait heurté le corps sans vie de Molvida. Le malheureux commandant de l’astronef avait fini là sa carrière, écrasé par un bloc de rochers.

Qu’étaient devenus et Klimbo, et le cadavre de Titus ? Ils avaient disparu dans l’effroyable chaos qui, en moins d’une minute, avait modifié toute la contexture de cette partie des monts Hercyniens. Par contre, Lynn, errant dans le dédale, n’avait pas tardé à découvrir Fathia et plus loin Mourad et Cyrille Wagner.

En bien triste état tous les trois. Mais vivants.

Alors, courageusement, prenant sur elle avec une volonté tenace, la jeune femme avait tenté de les soigner avec le peu dont elle disposait. Elle les avait péniblement dégagés des éboulis qui les recouvraient en partie et, au moyen de son petit arsenal personnel, avait commencé les soins. Leur faire avaler des vitamines, panser les plaies heureusement relativement bénignes, avait été son premier souci. Tous trois étaient à peu près revenus à la conscience, mais n’en demeuraient pas moins en très mauvais état. Cyrille et Fathia étaient surtout terriblement fiévreux et grelottaient, incapables de tenir sur leurs jambes. Mourad, lui, devait avoir une ou deux côtes cassées. De plus il avait été violemment atteint à la tête par une arête de pierre et avait perdu beaucoup de sang. Si bien que Lynn, depuis plusieurs heures, se trouvait ensevelie sous le monde lunaire en compagnie de trois malheureux terriblement handicapés pour lesquels elle ne pouvait plus grand-chose.

Elle avait appelé, crié dans les ténèbres et eu la satisfaction (dérisoire satisfaction qui lui avait amené une déconvenue) d’entendre des paroles confuses et, disait-elle à l’étonnement de Koonti, de distinguer de véritables petites lucioles, mais assez loin sous les galeries. Elle avait nettement identifié des voix, des voix mâles. Elle s’était crue sauvée, avait hélé les inconnus. Quel n’avait pas été son désarroi quand tout cela s’était fondu dans les profondeurs et avait fini par disparaître. Les voix s’amenuisaient tandis que les lumières s’effaçaient totalement.

— Ces voix… je les ai entendues, murmura Koonti. Tout comme tes appels…

Il était soucieux tout à coup. Quels étaient ces personnages qui refusaient ainsi de venir au secours d’une femme en détresse dans d’aussi exceptionnelles circonstances ? Il était aisé d’en avoir une idée.

Mais il importait avant tout de venir en aide aux trois blessés. Et Koonti, cette fois guidé par Lynn, parvint rapidement au lieu où ils étaient étendus tous les trois, handicapés et mal en point.

Il constata qu’en effet l’obscurité était combattue par des fissures du terrain et des rayons pourpres tombaient, créant une ambiance bizarre et désagréable. Ce qui ajoutait au sinistre tableau qu’il découvrait. Les trois malheureux, en dépit des efforts de Lynn, semblaient à bout de forces. Koonti se fit reconnaître, sauf par Fathia qui délirait carrément.

Ce fut donc par elle qu’il commença son œuvre de guérison.

Comme beaucoup de sourciers, Koonti possédait un fluide assez puissant qui avait quelque pouvoir d’apaisement sinon de guérison. De surcroît, il sentait à présent en lui une force nouvelle consécutive à cet oradium miraculeux qui se mêlait désormais à son sang. D’après les constatations de Lynn, Mourad devait être le seul à avoir subi quelque lésion interne. Aussi Koonti, penché sur Fathia, entreprit-il d’émettre sur elle des radiations qu’il espérait bénéfiques.

Il ne se dissimulait pas l’empirisme de pareille thérapie mais avait-il le choix ?

Il promena sa main, sa main encore ensanglantée mais qui lui semblait énigmatiquement luire dans l’obscurité, au-dessus du corps de la jeune femme. Il ne la touchait pas, esquissant une caresse sur les points nerveux et vitaux les plus notoires : le front, le cœur, les coudes, comme les genoux, le sexe et ce diaphragme dont les contractions commandent le fonctionnement pulmonaire, libérant ainsi la faculté respiratoire base de la vie des mammifères. Lynn, près de lui, Lynn à qui il avait conté brièvement son aventure, le regardait, une flamme dans ses yeux étrangement mauves.

Et elle eut petit à petit la satisfaction de voir Fathia qui s’apaisait, dont le tremblement de fièvre cessait progressivement. Le pouls redevenait régulier et le charmant visage ne présentait plus ses affreuses contractions indiquant la souffrance latente.

— Elle dort ! murmura Koonti.

Il avait donné de lui-même et se sentait enrichi. Fathia, c’était vrai, paraissait détendue et Lynn, posant ses lèvres sur la joue de son amie, la trouva soudain fraîche et douce.

Déjà, Koonti élevait sa main, sa main désormais radieuse et radiante, sur le corps de Wagner.

Là aussi il obtint un heureux résultat et l’ingénieur cosmonaute sombra dans un sommeil réparateur, ne donnant plus aucun signe de fébrilité. Koonti se mit à l’ouvrage pour la troisième fois avec Mourad. Ce fut plus délicat, le beau Tunisien semblant avoir non pas une, mais deux côtes brisées, à gauche, ce qui gênait la respiration. Aidé de Lynn, il consolida un pansement de fortune qu’elle avait tant bien que mal ajusté sur le torse meurtri. Il faudrait un petit moment pour que cela se ressoudât. À moins que…

Koonti ne désespérait pas, en renouvelant l’expérience, de favoriser l’accélération de la guérison si les cellules osseuses répondaient à l’action de ce mélange d’action humaine et d’action minérale.

Les trois patients dormaient et on pouvait espérer les trouver en bien meilleur état à leur réveil. Koonti et Lynn, étendus auprès d’eux, devisaient doucement.

La situation était grave. Mais s’ils avaient à déplorer la mort de tous leurs compagnons y compris Molvida qu’ils aimaient beaucoup, ils se retrouvaient tout de même cinq vivants.

Après les moments terribles, ils connaissaient un peu de répit. Mais bien entendu il importait maintenant de sortir de là. Pour aller où ? C’était un tout autre problème.

Soudain, Koonti qui depuis un moment écoutait distraitement ce que lui disait Lynn, se leva brusquement. Elle le vit, baigné de la vague clarté rougeâtre, dans l’attitude d’un homme qui écoute, vers le lointain.

Elle n’intervint pas, attendant qu’il s’expliquât. Ce qu’il fit au bout d’un long instant.

— Il y a de l’eau ! affirma-t-il.